Les transformistes I

Frégoli


Cette spécialité, parmi les arts du mystère, n’accepte pas l’imperfection. A notre humble avis celui qui, pour l’instant, reste encore une star inégalée, se nommait Léopoldo Frégoli, né à Rome en 1867. Il fut une des plus grandes vedettes mondiales de tous les temps du spectacle visuel et de Music-Hall.

Sa mère, fille d’un compositeur réputé de l’époque, décède lorsqu’il a trois ans. Son père, qui exerce des fonctions ancillaires dans un palais de la capitale, se retrouve face à la difficile charge d’élever deux garçons (Léopoldo et son frère Alfrédo).

Léopoldo est un enfant intelligent mais difficile. Après s’être fait renvoyer de deux établissements scolaires, il se trouve enfin à son aise dans une école religieuse où il affectionne la pureté des chants, l’éblouissante luminosité des flammes des cierges, la solennité des messes des jours de fêtes. Ce qu’on aurait pu prendre, au départ, pour de la ferveur mystique sera de courte durée et il se produit rapidement sur scène au cours de soirées récréatives devant un public de prélats catholiques intrigués et amusés par les tours de passe-passe du jeune garçon. Son père ayant acheté un restaurant, il y devient serveur, puis entre comme apprenti dans une horlogerie. Il échoue enfin dans un théâtre forain. Pus tard il monte une troupe avec quelques copains, n’hésitant pas à plagier le nom des "Frères Davenport", célèbres magiciens américains. Leur spectacle est un lamentable fiasco.

C’est au service militaire qu’il monte son premier numéro de "transformiste" pour distraire les soldats du corps expéditionnaire italien en Abyssinie. Les membres de la troupe sont envoyés au front. Comme il se retrouve seul il décide de jouer lui-même les cinq rôles d’une pièce intitulée "Le caméléon" (plus tard il incarnera dans "Eldorado" 60 personnages différents). En quelques secondes il change de costume et de postiches, le temps de passer derrière un décor tout en continuant à parler (ce qui paraît réduire encore les instants nécessaires à ses transformations).

De retour à la vie civile en Italie, il perfectionne son spectacle, ajoute une série d’imitation de chefs d’orchestres (s’inspirant du numéro de français Castor Sfax et changeant de tête derrière un pupitre à musique). Il joue également une pièce au cours de laquelle il représente une jeune fille, quand il est vu par devant, et un soldat moustachu lorsqu’il se retourne.

Son nom commence à être connu, Jules Claretie, le célèbre académicien, lui attribue dans le journal "Le Temps" des exploits totalement imaginaires, le faisant captif en Erythrée, puis libéré par le Négus en personne en raison de ses talents de ventriloque (situant cet événement en 1896 alors que Frégoli avait, depuis de nombreuses années, quitté l’Afrique). Cette anecdote totalement fausse figurera désormais dans la plupart des biographies le concernant ainsi que dans les dictionnaires.

Il fonde alors sa propre troupe et connaît le succès à l’étranger (Espagne, Argentine, Uruguay, Brésil, Cuba, Etats-Unis, Portugal, Angleterre).

De passage en France au Théâtre des Célestins à Lyon il y rencontre Auguste Lumière, venu l’applaudir. Celui-ci l’invite à visiter l’usine familiale et, après une séance de projection qui aura enthousiasmé Frégoli, accepte de lui vendre un appareil avec autorisation de l’utiliser. Il va tourner ses premiers films et sera un pionnier du cinéma qu’il utilisera désormais dans tous ses spectacles avec un appareil modifié par ses soins qu’il appelle "le Frégoligraphe".

Il va poursuivre sa tournée mondialement avec un égal succès. Après la Russie, l’Allemagne, l’Autriche, il affronte Paris, ce qu’il considère comme une consécration. C’est dans une salle assez vétuste de Montmartre, le Trianon Palace, qu’il fait des débuts difficiles, soutenu par une forte publicité et une distribution massive de billets de faveur. Grâce à une presse enthousiaste, il fera vite le plein à chaque représentation et sans réduction de tarifs. Une nuit, après le spectacle, un incendie détruit le théâtre, tout le matériel et les vêtements de scène. Frégoli, qui a l’habitude de ne dormir que trois heures par nuit, fait refaire tous les costumes truqués, dévalise les perruqiers de Paris, reconstitue son spectacle en mobilisant 500 personnes pour débuter à l’Olympia alors dirigé par les frères Isola. Il s’y présentera durant sept mois consécutifs à guichets fermés, avec des prix de places trois fois plus élevés qu’à l’ordinaire. La police doit canaliser les spectateurs.

C’est à cette période qu’il crée la séquence du "théâtre à l’envers". On chuchotait parfois qu’il disposait d’une "doublure", un sosie, ce qui aurait expliqué la rapidité de ses transformations. Durant cette partie du spectacle, on peut alors y assister comme si on se trouvait à l’arrière de la scène, l’artiste se présentant de dos, face à un public imaginaire peint sur une toile de fond. On peut le voir autant sautant d’un costume à l’autre entre les mains des habilleurs, perruquiers, bottiers (une vingtaine de personnes qui participaient à l’action en coulisse). Ceux qui prétendaient qu’il trichait en étaient pour leurs frais.

Parmi les multiples facettes de son talent, il se classe comme un des meilleurs ventriloques à l’époque, jouant une scène avec les voix de cinq marionnettes différentes. Il s’affirme comme un véritable phénomène vocal, chantant en voix de basse ou donnant un contre-sol en voix de soprano aigu. Il danse, imitant Loïe Fuller, joue du xylophone et de la grelotière.

Toutes les célébrités de l’époque assistent à son spectacle et se bousculent devant la porte de sa loge pour y être honorées d’une poignée de mains. Parmi les visiteurs admiratifs on reconnaît de grands hommes politiques, faisant la joie des journalistes satiriques qui écrivent qu’ils viennent apprendre à retourner leurs vestes !

Frégoli gagne des fortunes, distribue de l’argent à tous les "tapeurs". Au restaurant, il nourrit chaque jour une vingtaine d’invités, italiens en priorité. Parmi ceux-ci se trouvent de nombreux parasites et il faut prudemment surveiller sa montre...

Dans tout Paris on lance des marques de vêtements, coiffures, objets, recettes de cuisine, portant le nom de Frégoli.

A la veille de prendre sa retraite, il se retrouve ruiné par la gestion déplorable d’un imprésario incapable. Loin du découragement, il repart en tournées internationales et reconstitue sa fortune car son public lui est resté fidèle et les jeunes veulent le connaître.

Il peut enfin se retirer pour couler des jours tranquilles dans sa villa de Viareggio (un véritable musée du spectacle). C’est là qu’il va décéder à 69 ans, sur un fauteuil de son salon, tranquillement en lisant un journal le 26 Novembre 1936.

Sur sa tombe on peut lire : "Ici Léopoldo Frégoli a accompli son ultime transformation".

(à suivre)

 
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