Maurice SaltanoLes Frères Isola


De Maurice SALTANO

Dagbert le calculateur prodigeNous avons bien connu Maurice Dagbert, partageant avec lui l'affiche du Festival de la Magie. Il fut un phénomène contemporain du calcul, refusant d'effectuer la moindre opération arithmétique en dehors de la stupéfiante démonstration qu'il présentait au public, une à deux fois par jour. Nous étions obligés d'effectuer nous mêmes la division, stylo en main, lorsque nous calculions notre quote-part de la note de restaurant où les artistes mangeaient en commun avant le spectacle. Il nous conta que, à 11 ans, écoeuré par ses mauvaises notes en calcul, il abandonna l'école pour entrer dans la vie active. Son instituteur avait pour habitude de lui administrer des zéros et des punitions. Dagbert donnant les solutions à l'énoncé même des problèmes, sans effectuer de calcul, il semblait évident qu'il trichait et s'était procuré par avance la solution. En réalité il était déjà capable, à cette époque, d'extraire de tête la racine cubique d'un nombre de neuf chiffres. Une académie scientifique du nord, où il résidait, proposa de l'examiner. Le professeur Esclangon, célèbre astronome, lui demanda à quelle date tomberait Pâques en l'an 5.702.285. Le 22 Mars, répondit Dagbert. On fit le calcul et sa réponse s'avéra exacte.

Le jeune garçon, qui travaillait dans une sucrerie, prit des leçons de violon et se familiarisa rapidement avec cet instrument au point d'entrer dans l'orchestre des Arts de Calais où, durant les week-ends, il accompagnait les spectacles qui se produisaient dans cette ville.
C'est ainsi qu'un jour de 1930, depuis la fosse d'orchestre, il assista à la représentation du fameux calculateur INAUDI, d'origine italienne, qui avait alors 63 ans (co-vedette durant de nombreuses années des tournées du célèbre magicien Bénévol). Maurice Dagbert se précipita dans les coulisses et frappa à la porte de la loge du célèbre mathématicien. Avec l'impétuosité de ses 17 ans, il se présenta comme un confrère et lui avoua sans complexe qu'il avait fait de tête les mêmes calculs que lui durant son numéro, aussi vite sinon plus rapidement. Inaudi, septique, lui posa quelques problèmes dont il donna instantanément la réponse. Comme un champion qui rencontre un adversaire à sa taille, Inaudi tenta l'estocade : «En supposant que les heures ne contiennent que 37 minutes 1/2 et que chaque minutes comprenne 96 secondes, combien y a-t-il de secondes dans 24 ans, compte tenu des années bissextiles ? ».

La réponse tomba, exacte, comme un couperet : «Il y en aurait 757.382.400».

Dagbert et Inaudi

Entraînant Dagbert par le bras Inaudi partit pour une longue promenade dans les rues désertes de Calais où, jusqu'à l'aube, ils jonglèrent avec les binômes, racines et décimales. Deux cerveaux extraordinaires s'étaient rencontrés et avaient mutuellement trouvé l'interlocuteur qui, jusqu'alors, leur avait fait défaut.

Maurice Dagbert fit une très belle carrière, présentant au music-hall un numéro ébouriffant de calcul, dont il avait su faire quelque chose de spectaculaire pour le public, et qu'il terminait en récitant de mémoire, du premier au dernier et dans l'ordre, tous les chiffres (donnés par les spectateurs et résultats des opérations) qu'il avait inscrits sur son tableau durant sa prestation. En faisant ses calculs il jouait divers morceaux de musique classique au violon. Lorsque nous l'avons connu, il avait supprimé cette performance musicale car, nous a-t-il dit, cela paraissait impossible et le public pensait à tort qu'il y avait un trucage. En supprimant le violon, son numéro eut davantage de succès !

L'illusionniste Ernest MoingeonLa démonstration de Dagbert trouvait très bien sa place dans les programmes du "Festival de la Magie". Mais le voyant ainsi encadré par des illusionnistes, certains spectateurs avaient quelquefois tendance à croire qu'il utilisait une machine à calculer en coulisses (les résultats auraient ainsi pu lui être communiqués par un micro et une oreillette, ou visuellement par un écran caché du public, dans la rampe d'éclairage). Lorsque quelqu'un évoquait cette possibilité cela le mettait dans une froide colère. Dans le cabaret d'un casino, en Suisse, un spectateur éméché se leva à la fin de son numéro le mettant au défi de renouveler la lecture finale de tous les chiffres figurant sur le tableau, ceci en venant s'installer à sa table. Dagbert accepta le challenge sous réserve que, en cas de réussite, le perturbateur offre le champagne à l'ensemble des spectateurs. Pari accepté ! Dagbert, assis dans la salle face à son antagoniste, dos au tableau qui restait sur scène, récita sans erreur une nouvelle fois la multitude de chiffres qui faisait l'objet du litige. Beau joueur, son adversaire commanda le champagne pour tous les spectateurs, sans oublier Dagbert. Ce dernier termina le combat en beauté en redonnant tous les chiffres du tableau, de mémoire, mais en commençant par la fin. Ce fut une soirée mémorable...

Le 25 Août 1961, Jean Nohain présenta à la télévision dans son émission "Rue de la Gaîté" un industriel de la Meuse, Ernest MOINGEON, illusionniste amateur et calculateur prodige. Son succès fut extraordinaire et, dopé par les applaudissements, Monsieur Moingeon commit l'imprudence d'annoncer qu'il lançait un défi et offrait un millions de francs (de l'époque) à toute personne susceptible de réaliser les mêmes exploits cérébraux.

Duel Dagbert - Moingeon

Piqué au vif par ses supporters du Pas de Calais, Maurice Dagbert releva le défi. Le soir de la rencontre, Ernest Moingeon avait rédigé un chèque à l'avance, conscient de la témérité de son pari. Il le remit à Dagbert après qu'il eut réalisé en quelques secondes l'extraction de racines cinquièmes. Celui-ci, en grand seigneur, annonça qu'il faisait don de la somme à des oeuvres de bienfaisance. Ce combat entre les deux gladiateurs du calcul avait fait s'enthousiasmer toute la France.

Remise du chéque de Moingeon à DagbertDagbert se connaissait des cousinages plus ou moins éloignés, dans toutes les régions de France. Bien organisé, il prévenait ses parents de son passage prochain par un courrier approprié, ce qui lui valait de fréquentes invitations à déjeuner au cours des tournées du "Festival". Il s'excusait auprès des artistes de la troupe : «Je ne serai pas des vôtres demain à midi, je suis invité chez des cousins...» Nous étions sur une fin de semaine au théâtre du Gymnase à Marseille. Dagbert avait déclenché la traditionnelle invitation pour le dimanche à midi. Lorsqu'il arriva en coulisse pour la matinée il était congestionné. Ses joues étaient écarlates et on comprit rapidement qu'il n'avait pas bu de l'eau minérale. «Mes amis, je me suis tapé une de ces choucroutes garnies...», disait-il en se frappant l'estomac avec le plat de la main. En scène, il commença à se tromper, tenta de corriger ses erreurs puis, en pleine transpiration, se mit à commettre des fautes grotesques dans les opérations les plus simplistes. Les rires commencèrent à fuser dans la salle. Même les enfants s'esclaffaient. Brusquement il se ressaisit et, avec le torchon prévu à cet effet, effaça tous les chiffres qu'il avait jusqu'alors écrits sur son tableau. Il s'excusa auprès des spectateurs et reprit son numéro depuis le début avec d'autres nombres.
Tout se déroula jusqu'à la fin sans la moindre erreur et il eut beaucoup d'applaudissements. Sortant de scène, devant nos sourires, il s'appuya d'une main au coin d'un décor et fit mine de s'éponger le front avec l'autre main en s'exclamant : «Mes enfants, j'ai eu chaud !».